Le pain chagrin

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Ceux qui rentrent tard chez eux vont comprendre tout le sens de ce petit billet. Je m’adresse aux citadins à la vie dissolue, aux forçats salariés qui ont tous connu un jour ou l’autre cette horreur, ce cauchemar consistant à entrer dans une boulangerie à la nuit tombée et d’apercevoir la boulangère en train de nettoyer des étals vides, pressée de rentrer chez elle se mettre au chaud sous son homme. Vous demandez alors poliment à la jeune femme à la blouse fatiguée par une journée de labeur, s’il lui reste du pain mais celle-ci vous répond alors d’une voix triste que son talent de vendeuse n’arrive même pas à masquer, qu’il ne lui reste plus que des “pains spéciaux“.
Le mot est lâché et vous avez du mal à contenir un cri primal qui monte en vous. Vous rêviez d’une baguette bien chaude sortant du four, vous vous imaginiez en train de mordiller le quignon d’une jolie flûte au levain, pétrie par les mains expertes d’un maître boulanger… mais non. Vous arrivez trop tard et vous comprenez que la femme que vous venez de croiser en entrant dans le commerce, emportait sous son bras le dernier exemplaire de cet aliment composé de farine et d’eau que nous envie le monde entier. Vous la haïssez. Vous vous haïssez d’arriver trop tard. A 2′ près, sa baguette était vôtre.
Vous vous retrouvez seul face à la boulangère au visage éteint. Vous sentez bien qu’elle a autre chose à faire que d’attendre que vos pensées veuillent bien vous ramener dans sa boutique. La commerçante aux formes pycniques n’est pas là pour jaspiner et elle voudrait bien tirer son rideau de fer pour se barrer chez elle.
Pressé de choisir entre 3 pains peu ragoûtants qui attendent depuis le dernier succès de Daniel Guichard, sur leur présentoir en bois qu’un client n’en fasse l’acquisition, vous ne savez lequel prendre. On se croirait dans un local de la SPA, devant les chiens abandonnés dont personne n’a voulu. Enfermés en cage, ils sont laids, perdent leur poils, sont probablement atteints de maladies et sentent mauvais mais ils cherchent malgré tout à vous séduire.
Vous avez le choix entre un pain de seigle qui semble plus sec que le gosier d’un moine trappiste faisant carême ; un pain composé de farine de maïs à la couleur suspecte et un pain complet couvert de grains d’avoine. N’étant ni un cheval, ni mexicain, vous vous rabattez sur le premier d’entre eux : un pain sombre et compact auquel les constipés chroniques pourraient trouver une ressemblance certaine.
La boulangère vous regarde avec des yeux de Coker et semble même vous plaindre un peu car elle SAIT qu’à la première bouchée, vous aurez envie de pleurer. Commencera alors pour vous un long masticage, étape essentielle avant de déglutir une boule de pâte infâme qui ira se loger dans votre estomac après être descendu lentement en rappel le long de votre œsophage. Une bouchée suffira à caler votre faim et à provoquer chez vous une crise aiguë de polydipsie.
Bizarrement, les “pains spéciaux“ ont ceci de particulier : on en a pas spécialement envie.
Je vous laisse, je vais chercher du pain “normal“.

16 Responses
  1. Fifou

    Quelle déception en effet ! Mais que dire, si ce n’est que rien ne t’obligeait à faire le tapain, il suffisait de laisser les miches à leur place et de se serrer la ceinture 😉

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